Lettre ouverte de Jérémy Decerle à Emmanuel Besnier, président de Lactalis

Pourquoi les manifestations des producteurs de lait sont peut-être quand même un tout petit peu justifiées 

Paris, le 23 août 2016

 

Cher Monsieur,

Depuis plusieurs semaines et encore aujourd’hui, votre entreprise est directement mise en cause par des manifestants, au rang desquels figurent de nombreux membres de notre réseau, Jeunes Agriculteurs. Vous -qui êtes d’habitude si discret– vous émouvez publiquement de ces actions et semblez en contester la légitimité et le fondement.

Sachez d’abord que les producteurs de lait ont généralement autre chose à faire de leurs journées que de manifester et que s’ils en sont réduits à des actions de cette nature, c’est qu’ils sont arrivés à considérer que le dialogue « normal » était une impasse. C’est un élément qui devrait vous interpeller et vous conduire à vous interroger sur nos motivations.

Vous laissez entendre que les producteurs des autres pays européens acceptent les prix bas d’aujourd’hui sans broncher. Nous sommes suffisamment proches de nos collègues espagnols, italiens, portugais, belges ou allemands, pour ne citer qu’eux, pour savoir qu’il n’en est rien. La crise touche durement tous les producteurs européens ; il y a eu des manifestations dans d’autres pays et nos collègues qui, selon vous, « acceptent » des prix encore plus bas qu’en France, les subissent, souvent résignés dans un rapport de force qui est encore plus déséquilibré que chez nous.

Vous laissez entendre que nous aurions choisi, par facilité et de façon injuste, de stigmatiser votre entreprise et seulement elle. Permettez-nous de vous rappeler que vous occupez une position de leader sur votre secteur et que cette position, ne vous en déplaise, s’accompagne de responsabilités. En effet, en collectant 20% du lait français et en jouant au moins-disant sur les prix, Lactalis sert de prétexte à ses concurrents pour justifier toutes les baisses et tire les prix vers le bas. Et ce d’autant plus que vous êtes loin de bénéficier des valorisations les plus faibles sur les marchés, tant vous êtes présent sur l’ensemble des débouchés, y compris les plus rémunérateurs.

Par ailleurs rassurez-vous, comme ils pourront certainement vous le confirmer, les demandes que nous formulons auprès de vous sont les mêmes que celles que nous formulons en permanence auprès de l’ensemble des autres opérateurs de la filière. Certains parviennent même à y accéder, c’est que cela ne doit pas être tout à fait impossible…

Vous expliquez que vous ne négociez pas les prix avec des syndicats. Vous avez raison, ce n’est d’ailleurs pas ce que nous demandons habituellement. Si aujourd’hui nous demandons un signe très rapide de votre part, notre seul souhait durable, légitime, est que les producteurs qui vous livrent, structurés en Organisations de Producteurs, aient tous les moyens à leur disposition pour des négociations équilibrées, pour une gestion des volumes dans la durée et – pardon de le revendiquer – pour parvenir à des prix qui rémunèrent leur acte de production.

Vous brandissez les cours mondiaux comme un fait exogène irréfutable qui justifierait tous vos positionnements. Vous en appelez aux inéluctables gains de compétitivité qui seraient bien sûr à rechercher en amont, chez nous, par une restructuration des producteurs. Encore une fois vous omettez la part des produits issus de notre lait qui sont valorisés sur des marchés rémunérateurs et que vous maitrisez, non exposés à la volatilité des cours mondiaux. Mais vous ignorez aussi doublement les consommateurs qui, d’une part, ne bénéficient pas des baisses que vous nous imposez et, d’autre part, rejettent le modèle de firme agricole vers lequel vous voulez nous pousser.

Entendez-nous bien, nous sommes les premiers à rechercher une modernisation de notre activité et de notre filière, nous voulons même en être les acteurs. Mais pour l’instant, il semblerait qu’il s’agit d’une autre modernisation que celle après laquelle vous courez. La nôtre, figurez-vous, serait soucieuse du maintien du tissu agricole sur l’ensemble du territoire, du renouvellement des générations en agriculture, d’exploitations de type familial qui sont les plus durables, les plus adaptables, les plus performantes et les plus créatrices de valeur, gérées par des femmes et des hommes, nombreux.

Et nous sommes prêts à en discuter directement avec vous, si cela vous intéresse.

Dans cette attente et dans l’espoir que nos intérêts finissent par se rencontrer,

 

Cordialement,

 

Jérémy Decerle

Président

 


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