Ces paysans qui ont racheter un Lidl

Cœur paysan, c’est le projet ambitieux de 35 agriculteurs qui se sont regroupés pour vendre directement leurs produits. Leur magasin est à Colmar, dans un ancien Lidl. Tout un symbole.

Colmar, le 6 décembre 2016. La brume persistante accentue un froid déjà mordant. Mais les occupants du 82-84, route de Neuf-Brisach n’ont pas froid. Dans cet ancien supermarché Lidl, fermé il y a plus de deux ans, on s’affaire dans l’effervescence et la bonne humeur. On coupe de la viande, on place des fromages dans les vitrines, on colle les dernières étiquettes… « On», ce sont les 35 producteurs du cru qui ont investi les murs pour commercialiser leurs produits en direct. L’ouverture en avant-première est prévue pour 15h.

Exit Lidl, donc, place à Cœur paysan. Tout un symbole ! Colmar, 70 000 habitants, a enfin son magasin de producteurs. Les locavores peuvent y acheter fruits et légumes, fromages, produits laitiers, viande, pain, etc. Les agriculteurs eux-mêmes assurent la vente, à raison d’une demi-journée de permanence par semaine. Un fonctionnement classique pour un magasin de producteurs. Ce qui l’est moins, c’est l’ampleur du projet, qui a nécessité 1,5 M€ d’investissements. Car il a fallu rénover le local, acheter du matériel (vitrines, caisses, etc.), investir dans la communication. Dès son ouverture, le magasin emploie six personnes.

Meilleure valorisation. Avec 35 exploitations, Cœur paysan offre une gamme qui va du gibier aux thés en passant par les escargots ou la truite fumée. Un atout pour parvenir à l’objectif ambitieux que s’est fixé le groupe: réaliser un chiffre d’affaires de 2,5 M€ par an. «Le noyau dur du groupe, c’est une équipe d’entrepreneurs», lance Nicolas Guibert, en faisant goûter son fromage de chèvre bio produit à Linthal, à 35km de là. «Le plus dur c’est de trouver une équipe », résume-t-il, jovial. Le groupe en question s’est réuni et a travaillé très vite : le projet a abouti en huit mois, contre deux ans en général pour ce type de magasin.

Trente des fournisseurs sont désormais actionnaires de la SAS Cœur paysan, qui gère le point de vente. L’investissement – financier et en temps (permanences de vente) – varie selon le chiffre d’affaires espéré par chaque producteur. Six des actionnaires ont acheté le bâtiment, via une SCI. « Nous voulions absolument être indépendants, précise Denis Digel, président de la SAS Coeur paysan. C’est à nous de prendre notre destin en main.» Initiateur du projet, il est aussi président de la coopérative des maraîchers de Sélestat. C’est « l’envie de proximité avec les consommateurs » qui a guidé ce responsable syndical. Un rapprochement synonyme de meilleure valorisation, car  « nous, les producteurs, ne tirons pas nos marrons du feu !», insiste-t-il.

Bataille de l’image. Entre le riesling du domaine Rieflé et la bière de la brasserie Saint-Alphonse, une affiche proclame: « Derrière chaque produit, il y a un producteur.» Car, au-delà de la valorisation des produits se joue aussi la bataille de l’image. Dans cette lutte, les agriculteurs disposent d’une carte maîtresse : « Les consommateurs veulent voir le producteur, le toucher», souligne Denis Digel. Les enseignes de distribution l’ont bien compris, comme Intermarché, qui se revendique « producteur-commerçant ». « On nous pique notre savoir-faire et on l’exploite à notre place !», s’emporte le maraîcher de Sélestat. Avec Cœur paysan, les agriculteurs répliquent à leur façon. Moderne et rustique, l’identité visuelle de Cœur paysan, élaborée par une agence de communication, se décline largement dans le magasin, sur les habits des vendeurs et sur Internet. Dès l’entrée du magasin, les clients tombent sur un grand panneau présentant tous les producteurs.

Forcément, une telle initiative dérange. À ceux qui l’accusent de faire de l’ombre aux grandes surfaces, Denis Digel rétorque: « Nous répondons à une nouvelle demande que la grande distribution n’est pas capable de satis- faire.» Avant d’ajouter: « Il y a une place à prendre en Alsace.» La preuve avec Fabien Barre. Ce jeune éleveur installé en 2014 cherchait un nouveau débouché sécurisé pour ses fromages de chèvre bio. Pour cet agriculteur hors cadre familial, le magasin présente l’avantage « de ne pas faire de concurrence aux chevriers déjà présents sur le marché». Et correspondait à son souhait de « proposer directement aux consommateurs des produits fermiers, locaux, à un prix correct.»

Installé à Soultzeren, Fabien transforme l’intégralité du lait produit par ses 60 chèvres, ce qui lui permet de fixer lui-même ses prix. Son objectif ? « 10 à 20% de mon chiffre d’affaires à Cœur paysan, ça serait pas mal. Le magasin pourrait ainsi prendre le relai d’un des trois marchés sur lesquels je suis présent.» Car entre la transformation et la vente, « je fais de moins en moins mon métier d’éleveur», regrette Fabien. C’est pourquoi il envisage d’embaucher quelqu’un. Car le jeu en vaut la chandelle: « Un projet comme ça, j’en aurai un seul dans ma carrière, je ne voulais pas rater l’opportunité.» ◆


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