Sylvie Brunel, géographe, professeure à l’université Paris-Sorbonne, spécialiste des questions de développement

sylvie brunelGéographe, professeure à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste des questions de développement, elle s’intéresse particulièrement aux enjeux de sécurité alimentaire. Elle a publié « Plaidoyer pour nos agriculteurs, il faudra demain nourrir le monde » (Ed. Buchet-Chastel) et répond à nos questions sur l’agriculture française, ses modèles et l’alimentation.

Diriez-vous aujourd’hui que notre sécurité alimentaire est en danger ? Sur le plan qualitatif, certainement pas : nous avons une des agricultures les plus sûres et les plus contrôlées du monde. Sur le plan quantitatif en revanche, c’est une autre affaire : la moitié des exploitations agricoles a disparu depuis le début des années 90, la superficie agricole utile ne cesse de se réduire, avec un gaspillage du foncier affolant, car il affecte souvent les meilleures terres, beaucoup d’agriculteurs se découragent… En conséquence, nos importations ne cessent de croître ! Dans la restauration collective ou publique, dans le bio, sur des produits phares comme la viande de porc, c’est absolument consternant de constater que le seul critère du prix aboutit à nourrir nos concitoyens avec des produits importés… dont certains en outre sont loin de présenter les mêmes garanties sanitaires que celles qu’on exige, et à juste titre, des producteurs français ! La France agricole est en danger et personne ne réalise que nous sommes en train de perdre l’une de nos principales forces, à la fois économique, sociale et paysagère. Pour moi qui travaille sur la sécurité alimentaire mondiale, il est aberrant que notre pays ne comprenne pas à quel point notre agriculture est stratégique. Sans ses agriculteurs, la France n’est plus la France.

Quel regard portez-vous sur les EGA qui doivent répondre à un impératif : rémunérer les agriculteurs tout en fournissant une alimentation accessible à tous les consommateurs ? C’est peut-être une déformation liée à l’expérience, mais ces prétendus états généraux m’inspirent une certaine méfiance. Trop d’ateliers, trop de temps perdu, comme si on voulait noyer le poisson… sans réaliser que pendant ce temps-là, ce sont les agriculteurs qui se noient. Qui va avoir le temps d’occuper le terrain et de peser sur l’opinion publique ? Les grandes ONG et associations diverses, prétendant comme toujours représenter l’intérêt général, et qui de toute façon reçoivent des subventions et des dons pour ça, parler, dénoncer, mouliner l’indus-trie lucrative de la peur auprès des médias, à coup d’accusations infondées, et ont réussi à inquiéter le consommateur sur ce qu’il mange. Pour le secteur productif en revanche, c’est une perte de temps colossale, alors qu’on sait très bien déjà ce qu’il faudrait faire pour sortir les agriculteurs du marasme.

Avez-vous des pistes de réflexion pour sortir l’agriculture française de la crise ? D’abord et avant tout, lui rendre le respect qu’elle mérite. Je ne supporte plus d’entendre sans cesse des gens qui ne sont jamais entrés dans une exploitation agricole digne de ce nom accuser nos producteurs d’être des pollueurs, ou même des empoisonneurs. Je ne supporte plus de voir préconiser des modèles qui supposent de revenir au travail acharné et épuisant d’antan pour nourrir d’une poignée de rutabagas quelques nantis prêts à payer au prix fort des aliments sans réel contrôle ni traçabilité. Pour nourrir la France, pour nourrir le monde, il faut des exploitations compétitives, capables de produire à prix rémunérateur, mais bas, des aliments de qualité, disponibles en toute sécurité, en tous lieux et en toutes saisons. J’en ai assez des discours militants et mensongers qui nous présentent les circuits courts, le bio, la petite taille comme la seule agriculture acceptable, celle qui devrait être généralisée. Ils ne réalisent même pas les conséquences dramatiques de telles orientations ! Dénoncer sans relâche l’agriculture qualifiée de productiviste, c’est oublier qu’elle a été la réponse à la nécessité de nourrir une France affamée en baissant le prix de la nourriture et en économisant des surfaces. Et croire qu’elle n’a pas évolué, alors que cette agriculture ne cesse de reconsidérer ses méthodes, c’est l’insulter. Qu’on redonne à nos agriculteurs une rémunération digne et garantie, quels que soient les aléas économiques et climatiques, qu’on lui accorde une préférence garantie par une protection contre la concurrence déloyale, qu’on cesse de harceler des producteurs qui ont l’impression que plus ils en font sur le plan environnemental et sanitaire, plus on leur en demande sans jamais reconnaître qu’une alimentation de qualité se mérite. Les états généraux de l’alimentation ont fort à faire pour changer la donne, à commencer par changer la mentalité de nos concitoyens qui ont tellement oublié la peur de manquer qu’ils mordent sans cesse les mains qui les nourrissent !

Les consommateurs sont-ils schizophrènes ? Totalement ! Ils veulent du bon, pas cher, français si possible, une agriculture familiale, des territoires vivants dans nos campagnes, dont ils adorent les paysages soignés… et ils conspuent ceux qui réussissent à concilier tout ça au quotidien ! Une campagne sans paysans, c’est dramatique : les paysages se ferment, les écoles ferment, la broussaille envahit tout, combien de petites villes françaises sont en train de mourir dans des régions désertifiées parce que les agri-culteurs n’arrivent plus à y joindre les deux bouts ! Il est urgent de réagir.

Vous dites que les agriculteurs sont des écologistes dans l’âme, c’est un aspect que peu de citoyens connaissent ? C’est une évidence. Le meilleur allié de la nature, c’est l’agriculteur. Il en dépend ! Comment oser penser que ceux qui élèvent des bêtes, plantent des vergers ou cultivent des champs ne sont pas les premiers préoccupés par la durabilité de leur outil de travail et de leur mode de vie ? La révolution écologique est à l’œuvre dans les campagnes. Les citadins ont des millions de choses à apprendre de ceux qui les mettent en valeur au lieu de passer leur temps à leur donner des leçons de nature !

Vous affirmez que se nourrir avec des produits bio n’est pas forcément meilleur pour la santé, une affirmation à contre-courant ? Une précaution d’abord : je respecte profondément le bio… à partir du moment où il ne se sent pas obligé de discréditer le conventionnel pour s’assurer des débouchés. Ce que certains font dans les médias pour pouvoir vendre cher des produits qui ne sont en réalité meilleurs ni pour la santé, car les risques de contamination fongique, parasitaire et bactériologique sont plus élevés, ni pour la planète, car il y a énormément de gaspillage en raison d’une faible durée de conservation des produits, et ils supposent un travail mécanique de désherbage plus important, d’où une forte consommation de carburant et des émissions de GES accrues. Sauf si on fait tout à la main, mais on revient alors à cette pénibilité du travail agricole qui a entraîné un mouvement généralisé d’exode rural dans l’histoire de l’humanité ! Si le bio était généralisé, non seulement les producteurs perdraient le marché de niche qui leur permet de vendre plus cher à des nantis − ils subissent déjà la concurrence déloyale de l’étranger −, mais les pauvres, pour lesquels le prix de la nourriture est une donnée essentielle, ne pourraient plus se nourrir de façon correcte. Aujourd’hui, ce sont surtout les grandes surfaces qui adorent promouvoir le bio… où les marges sont incroyables. Servir le capitalisme et les profits des GMS en croyant protéger sa santé et la planète… quel tour de passe-passe ! Et au détriment une fois de plus des producteurs, car les conversions sont toujours difficiles et hasardeuses, avec des risques parasitaires colossaux, des récoltes aléatoires, la concurrence déloyale de la prétendue « bio-équivalence »… et au final, comme toujours, la guerre des prix.


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