Christian Harbulot

Directeur de l’École de guerre économique et directeur associé du cabinet Spin Partners, répond aux questions du « JA mag» sur le thème suivant : l’agriculture française est-elle l’objet d’une guerre économique ?

L'invité 731.inddQu’est-ce qu’intelligence économique ?

L’intelligence économique a été conçue à la fin des années 80 pour redonner à la France une approche réaliste des rapports de force économique et souligner l’importance prise par de l’information dans la compétition économique mondiale. À cette époque, la notion de guerre économique était niée  par  la  très grande majorité des politiques et des promoteurs du libéralisme. Le monde était présenté comme un village planétaire régulé par le marché.

Un quart de siècle plus tard, force est de constater que les initiateurs de la démarche d’intelligence économique n’avaient pas tout à fait tort. La mondialisation des échanges est devenue un mythe. L’Organisation Mondiale du Commerce est en panne. Les économies les plus compétitives sont des puissances qui ont une vision très combative de leur développement. La Chine a démontré qu’un pays où le politique dicte sa loi au marché peut devenir une puissance économique particulièrement dynamique. La Chine a utilisé l’information comme un levier pour combler son retard en captant le maximum de connaissances. Elle s’est réappropriée les méthodes d’intelligence économique dont les Japonais avaient usé pour se hisser au second rang de l’économie mondiale dans la seconde partie du XXe siècle.

Les agricultures françaises et européennes font-elles l’objet d’une guerre économique ? Si oui, comment se caractérise-t-elle ?

Alimenter la population est un enjeu majeur. Sur ce terrain hautement sensible, la compétition est féroce. Au niveau des puissances, l’agriculture est un enjeu de puissance pour les pays les plus impliqués dans la production agricole mondiale. Les Etats-Unis sont en guerre économique avec l’Europe depuis de longues années. Rappelons-nous qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les promoteurs du plan Marshall ont imposé aux pays européens très affaiblis un certain nombre de contraintes dont l’importation de soja américain afin de prendre la main sur une importante partie du marché de l’alimentation animale.

Cette tension concurrentielle n’a fait que s’amplifier depuis trente ans. L’offensive américaine vise aujourd’hui à faire pénétrer leurs produits agricoles sur le marché européen. Les lobbies américains très présents à Bruxelles cherchent à imposer leurs normes, la financiarisation du système agricole et une vision du produit qui sont loin d’être rassurantes si on mesure les résultats du mode de vie américain (obésité, augmentation croissante des maladies dues à une alimentation trop riche en sucre, graisse et additifs chimiques.

Y a-t-il une guerre de l’information sur ce secteur de l’économie ?

Oui et elle est particulièrement sournoise. Nous avons mené plusieurs études à l’École de guerre économique sur les déstabilisations informationnelles qui  affectaient le monde agricole en France. Elles démontrent que ceux qui portent des attaques ne sont pas tous des défenseurs de la veuve et de l’orphelin.

Des forces concurrentes particulièrement agressives n’hésitent pas à soutenir discrètement des relais d’opinion dans la société civile pour porter atteinte à l’image d’un certain nombre d’acteurs du monde agricole. Ces forces sont habiles, car elles prennent toutes les précautions utiles pour ne pas apparaître dans ce type d’orchestration. Il faut du temps et de la patience pour faire le tri entre les gens sincères, les personnes manipulées et les individus qui ont des intérêts financiers dans ces mouvements de protestation.

Des agriculteurs sont conscients de l’existence de ces opérations souterraines, mais le débat n’est pas encore public. Il faut que les citoyens français soient informés de cette situation qui les concerne indirectement, puisque tout affaiblissement de l’agriculture française aura à terme un impact sur leur manière de s’alimenter.

Vous êtes l’auteur de «Comment la France détruit sa puissance» ? Pensez-vous qu’elle la détruit dans le domaine agricole ?

L’agriculture fut jadis la préoccupation première du pouvoir politique. Louis XIV et Napoléon Ier accordaient une attention quasi quotidienne au prix du pain. La crainte des jacqueries, la peur des disettes et des révoltes locales à cause des famines ont marqué l’histoire de France jusqu’au XIXe siècle. L’industrialisation et l’essor du consumérisme ont progressivement réduit le périmètre de l’intérêt porté par le pouvoir aux agriculteurs.

À quelques exceptions près, le monde politique ne s’est pas donné les moyens de percevoir l’agriculture comme une source de richesse collective utile au développement de la France. Il existe aujourd’hui un début de prise de conscience qui peut changer la donne. Mais c’est au monde agricole de fournir les arguments utiles à la réflexion. La démarche initiée à travers l’expérience de Momagri est très importante. Les stratégies d’influence les plus subtiles sont véhiculées par des entités qui créent de la connaissance   présentée comme neutre. Momagri est la réponse intelligente à ce type de contournement de nos lignes. Bruxelles a choisi pour l’instant le discours anglo-saxon sur la loi du marché, mais ce discours a du plomb dans l’aile.

La dangerosité du monde multipolaire qui s’impose à nous aujourd’hui implique de limiter les dépendances extérieures et de consolider les bases productives de l’agriculture française. Pour anticiper les risques géopolitiques de demain, il est vital de conserver la maîtrise de nos sources d’approvisionnement alimentaire.

Quels sont les atouts de l’agriculture dans cette guerre ?

L’agriculture française ne se délocalise pas. Elle est l’illustration parfaite et durable d’un ancrage économique sur un territoire. Mais elle n’est pas que cela. L’agriculteur est une personne qui joue un rôle fondamental dans l’entretien du territoire. Lorsqu’il défaille, on se rend compte très vite des conséquences.

Personne ne peut le remplacer avec efficience dans cette fonction. Ni un parti écologiste ni une ONG ni un jeune d’un service civil. Une telle évidence n’est pas assez présente dans les fondamentaux de notre vie politique et n’est pas assez prise en compte par notre système éducatif.

Quelles sont les faiblesses de l’agriculture française dans cette guerre ?

Le monde agricole doit se donner les moyens de communiquer vers l’extérieur, en complément de cette grande manifestation qu’est le salon de l’agriculture. Il doit aussi apprendre à parler à la population française en dehors des périodes de crise comme celle que vivent les producteurs de lait actuellement. Internet est un espace encore trop délaissé par les agriculteurs qui, on le comprend, sont très mobilisés par la défense de leurs intérêts professionnels.

Ne serait-ce que sur le plan de la valorisation de ce que transmet le monde agricole français aux pays fortement impactés par les problèmes agricoles. Il y a dix ans, il n’existait pas de site récapitulant toutes les actions caritatives menées par des agriculteurs français en Afrique. J’ose espérer que ce vide a été comblé.

Quel rôle peut jouer le syndicalisme dans cette guerre ?

L’agriculture dispose de nombreuses caisses de résonance. Le syndicalisme est une de ses plus légitimes. Sa force principale est le militantisme. À ce titre, il a un rôle essentiel à jouer dans la manière de porter le message dans la population. Il le fait déjà dans des opérations ponctuelles mais il serait utile de réunir en son sein un groupe qui se donnerait les moyens de produire de la connaissance, notamment via Internet, sur les combats à mener dans le cadre d’une guerre économique qui porte atteinte à nos intérêts agricoles.


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