Crise laitière : une analyse économique

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                                            Xavier HOLLANDTS                       Bertrand VALIORGUE

Xavier Hollandts, professeur de Stratégie et entrepreneuriat à Kedge Business School  et Bertrand Valiorgue, maître de conférences en stratégie et gouvernance – Université d’Auvergne, analysent la crise laitière et proposent des solutions pour en sortir. Ils sont auteurs du premier référentiel de gouvernance des coopératives agricoles (www.refcoopagri.org)

Comment a évolué la filière depuis 1983 ?

La Pac était clairement focalisée sur les volumes et par ricochet sur les prix et a longtemps servi d’amortisseur en permettant une stabilité des volumes et une moindre volatilité des prix. La suppression de la politique européenne de quotas est l’élément le plus visible des transformations à l’œuvre, mais il n’est pas le seul. Durant la même période, on a observé une déterritorialisation de la production et de la transformation du lait. Le lait transformé par les industriels ne provient plus d’un territoire défini avec des producteurs identifiés, mais d’un marché du lait globalisé où les industriels s’approvisionnent auprès du plus offrant. Cette révolution silencieuse de la filière laitière a eu pour effet d’éloigner toujours un peu plus les industriels des producteurs laitiers. Les industriels du lait français s’alignent désormais sur le marché mondial plaçant de facto les producteurs laitiers français face aux réalités hyperconcurrentielles de ce marché. C’est donc la conjonction d’une plus grande volatilité des prix et d’une déterritorialisation de la production/transformation du lait qui caractérise la situation actuelle. Dérégulation et globalisation se conjuguent et s’amplifient au détriment des producteurs.

Cette nouvelle configuration du marché du lait impacte plus durement la filière française du fait de son organisation. La filière laitière française est en effet structurée de façon asymétrique avec d’un côté des producteurs nombreux et souvent « isolés » (hormis ceux regroupés en coopérative) qui font face à quelques géants qui transforment et commercialisent le lait et ses produits dérivés (Lactalis, Bel, Danone Nestlé, Savencia).

Au sein de la filière laitière, on observe une forte concentration des industriels qui leur donne par conséquent un fort pouvoir de négociation. Les relations entre industriels et exploitants laitiers, insuffisamment organisés d’un point de vue collectif, sont donc fortement déséquilibrées.

Quels sont les acteurs clés du marché ?

À l’échelle mondiale, la compétition se dispute essentiellement entre la Nouvelle-Zélande (27 % de la production mondiale), l’Europe (25 %) et les États-Unis (13 %). Du côté des entreprises, le podium mondial est dominé par trois grands groupes : Lactalis (22 milliards de dollars de CA), Fonterra (19 milliards) et Nestlé (18 milliards pour l’activité lait). Les plus grands groupes laitiers mondiaux opèrent à l’échelle planétaire avec des sites de collecte et de transformation présents sur l’ensemble des continents.

À l’échelle européenne, ce sont surtout les grandes coopératives du nord de l’Europe qui dominent telles que Friesland Campina (Pays-Bas, 11 milliards d’euros de CA), Arla (Danemark/Suède, 10,3 milliards de CA) ou encore DMK (Allemagne, 4,6 milliards de CA). Au niveau global, les coopératives européennes assurent la majorité de la collecte et transforment environ 60 % du lait.

En France, la filière est organisée quasiment à parité entre des structures coopératives, collectant 55 % du lait et en transformant 45 %. Les grands groupes privés transforment les 55 % restants. L’export reste un marché important pour les producteurs français puisqu’il représente 35 % des débouchés.

Comment progresse la demande de produits laitiers ?

La demande mondiale est globalement en progression sur le long terme. C’est actuellement le marché international qui tire l’essentiel de la croissance, les marchés français et européen progressant faiblement.

Deux événements conjoncturels sont récemment venus impacter le marché mondial. D’une part, la quasi-fermeture du marché russe, estimé à 100 millions d’euros. Deuxième élément, le ralentissement du marché chinois, longtemps présenté comme le futur eldorado. Le marché mondial étant moins dynamique que prévu, cela a par la suite orienté les prix à la baisse en raison d’une situation de sur-production. Cette sur-production impacte plus fortement les producteurs laitiers français.

Les producteurs doivent-ils mieux s’organiser ?

En amont de la filière, les producteurs apparaissent quant à eux peu organisés, voire isolés. Ainsi, les transformateurs voire les distributeurs ont un pouvoir de négociation important et sont en mesure de capter l’essentiel de la valeur dans la filière.

Actuellement, seul le tissu coopératif agricole permet aux agriculteurs de s’organiser collectivement afin de trouver des débouchés commerciaux et défendre leurs intérêts. Ce système coopératif joue son rôle aujourd’hui en maintenant des prix moins bas et en aidant les agriculteurs à maintenir une activité sur l’ensemble du territoire. Si le système coopératif apparaît comme un système séduisant, il n’en demeure pas moins qu’il doit lui aussi se réinventer dans ce contexte inédit. Les producteurs et les coopératives doivent ainsi s’approprier la transformation/commercialisation du lait afin de mieux capter la valeur ajoutée et la faire rejaillir sur leurs exploitations agricoles. Les coopératives doivent également se montrer plus innovantes et développer des marques et des labels qui ont du sens pour les consommateurs finaux. Le lait français est un lait de qualité qui est insuffisamment valorisé par les consommateurs qui n’ont pas assez d’éléments d’information pour discriminer la bonne et la mauvaise production laitière. Un des atouts considérables de la filière laitière française est également sa large distribution sur l’ensemble du territoire qui peut permettre à des consommateurs de valoriser la production locale via des circuits courts, voire directs. Il faut pour cela que les producteurs s’organisent mieux et défendent avec plus de conviction leur savoir-faire. Les coopératives ont un rôle clé à jouer dans ce repositionnement stratégique. Du fait de la politique de quotas, les producteurs laitiers sont restés pendant très longtemps à distance de leurs coopératives et des organes de gouvernance. Sans un plus grand investissement des agriculteurs et la mise en place de meilleures pratiques de gouvernance, le système coopératif ne pourra pas évoluer. L’évolution du positionnement stratégique des coopératives passe par une gouvernance mieux comprise et partagée entre les acteurs concernés.

Faut-il revenir au système des quotas européens ?

La fin de cette politique de quotas a fait basculer la filière laitière dans l’ère de la « contractualisation » et désormais chaque producteur laitier contracte avec une entreprise qui peut assurer la collecte et/ou la transformation. La difficulté pour les exploitants laitiers est de ne pas avoir de marge de négociation avec les grands industriels de la filière (Lactalis, Bel, Nestlé, Danone, Savencia) qui imposent de fait leurs conditions et surtout leurs prix. Comme les prix payés aux producteurs laitiers ne sont pas corrélés à leurs coûts complets de production (350 €/la tonne en moyenne), les prix peuvent chuter en deçà de ce seuil comme actuellement (260 €/la tonne actuellement).
Le prix d’équilibre que souhaitent obtenir les exploitants doit surtout leur permettre de faire face à leurs charges. À l’heure actuelle, les prix sont donc éloignés du seuil de rentabilité des exploitants laitiers et cela a pour conséquence de mettre en danger leur trésorerie et leur exploitation.

Comment éviter le retour des crises ?

La difficulté majeure tient à la forte volatilité du marché du lait qui est imprévisible et n’est pas gérable individuellement. Deux types de mesure sont envisageables pour mieux appréhender cette volatilité. Mieux surveiller les marchés : les pouvoirs publics (nationaux et européens) et les acteurs de la filière peuvent se doter d’outils de surveillance des marchés qui pourraient permettre d’anticiper l’éclatement d’une crise et de donner une information plus précise aux acteurs qui ajusteront mieux leurs activités. Cette plus grande transparence de l’information à l’échelle européenne peut également permettre de sanctionner les comportements irresponsables qui mettent tous les acteurs en danger. Le marché du lait est caractérisé par de très nombreuses asymétries d’information qui doivent être levées afin d’assurer un meilleur fonctionnement de ce dernier. Il faut aussi sécuriser et stabiliser la production. Plusieurs mécanismes stabilisateurs collectifs peuvent être envisagés, tels qu’un tunnel de prix avec des prix minimum et maximum ou bien encore les assurances de marges, telles qu’elles sont actuellement mises en œuvre aux États-Unis. Ces outils assurantiels peuvent aider les producteurs à se maintenir en cas de crise comme celle que nous traversons et d’inscrire leurs activités et leurs investissements sur le long terme. La volatilité des prix est un fléau, mais pas une fatalité. Le récent Farm Bill Américain le démontre. Le manque d’imagination de l’UE sur ces outils assurantiels est incompréhensible.


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